Portrait de Laurent Charpentier
Portrait

Laurent
Charpentier

Un enfant qui joue dans un grenier, c'est mon modèle et mon idéal.

Campus Paris
Année
professeur
  • Peux-tu nous parler de ton parcours professionnel avant d’enseigner au Cours Florent ?

J'ai commencé le théâtre très jeune, à Biarritz où j'ai grandi, avec mon frère Arnaud qui est lui aussi devenu acteur (mais au Mexique). Alors que j'étais au lycée, le metteur en scène m'a proposé de jouer dans les créations professionnelles de sa compagnie, avec des comédiens extraordinaires de la région ou de Paris comme Jean-Claude Durand qui a beaucoup joué avec Antoine Vitez (il a joué le rôle de Dom Juan dans sa mise en scène mythique). Tout en continuant mes études, droit et philosophie, je jouais en tournée des pièces de Claudel et Sophocle, qui sont aujourd'hui encore mes écrivains de théâtre favoris (je dis à mes élèves que ce sont souvent les textes qu'on aime très tôt dans notre vie qui nous constituent).

Mais je rêvais de Paris, alors sans en parler ni à mes parents ni à la troupe (j'ai fait croire que j'avais des partiels de philo), j'ai tenté le concours du Conservatoire (CNSAD) et, après plusieurs partiels de philo, autant qu'il y a de tours, je l'ai eu. Pas si facile pour moi de me faire à cette grande école parisienne, fraîchement débarqué, je n'avais pas l'habitude de travailler avec tellement de jeunes excellents acteurs de mon âge, et surtout dans des exercices exigeants qui ne visaient pas de suite à une représentation (je dis aussi à mes élèves qu'ils ont beaucoup de chance de se préparer à cela). Mais enfin, travailler auprès de si grandes actrices que Catherine Hiegel et Dominique Valadié a été un privilège inouï et j'y ai trouvé de la joie. Puis des ateliers avec les grands créateurs du moment : Alain Françon, Lukas Hemleb... Les grands textes : Eschyle, Shakespeare, Dostoïevski... Je baignais dans des océans de mots.

Peu après le conservatoire ont eu lieu les rencontres fondatrices, j'en cite 3 : Bernard Sobel, François Regnault puis Philippe Minyana. Ce sont trois personnes un peu comme trois maîtres, et j'entretiens avec eux ou en moi-même une longue conversation. Les maîtres vous révèlent des choses que vous aviez déjà en vous-même et stimule vos propres expérimentations. Avec Sobel ce fut l'idée du théâtre comme expérience et comme résonance entre le poème et le monde, avec Regnault la capacité d'émerveillement par la culture et la beauté, et avec Minyana une interrogation sans cesse renouvelée sur la stylisation artistique, la forme non-réaliste du théâtre.

  • Qu’est-ce qui t’a donné envie d’enseigner au Cours Florent à Paris ?

Parallèlement à mes activités d'acteur et parfois de mise en scène, j'ai toujours enseigné. Ma mère a toujours pensé que je serai prof. Comme si j'étais né pour ça ! Il faut dire que je reprenais tout le temps les gens... En tout cas j'ai toujours aimé transmettre, et je dirais par-dessus tout : enseigner ce que je ne sais pas. C'est en toute modestie que je cite la formule de Roland Barthes. Enseigner ce que je ne sais pas, cela s'appelle chercher. L'espace de l'école a toujours été pour moi un espace extraordinaire de recherche artistique et humaine. C'est comme un cercle où l'on observe, analyse comment le monde à l'intérieur peut se représenter. Le cercle de l'attention, dit Antoine Vitez, le maître est assis dans le cercle ; son rôle n'est pas de dire comment il faut jouer, mais d'entraîner le cercle à déchiffrer les signes qui sont donnés au centre. Et naturellement on circule sans cesse du centre à la circonférence. La formation de l'acteur est faite, ainsi, d'intelligence de soi-même. Et l'énergie du Cours Florent m'enthousiasme. C'est une usine à rêves, c'est une centrifugeuse. Je connais peu d'endroits qui dégagent une telle effervescence. La vie s'y joue tambour battant.

Bien sûr, avec mes élèves, je travaille principalement sur des textes, pas forcément théâtraux d'ailleurs. J'aime commencer par les textes les plus récents et remonter le temps. J'aime qu'ils réalisent que le théâtre n'est pas un art du passé mais du pur présent et qu'il faut toujours faire l'expérience d'un grand écart dans le temps.

Cette année j'ai commencé avec l'auteur contemporain norvégien Jon Fosse et je compte aborder Shakespeare en fin d'année. Ce que je fais le plus souvent possible aussi, c'est traverser entièrement des œuvres : que les élèves s'inscrivent tout de suite dans un projet plus vaste qu'eux-mêmes et qu'ils puisent leur force, leurs armes en tant qu'acteur, pas dans une expérience narcissique mais dans un ensemble, dans un univers, une galaxie, car comme au temps de la tragédie grecque, en scène nous sommes un chœur en miroir d'un autre chœur plus large, la cité, l'assemblée des spectateurs. Je crois qu'on apprend véritablement à jouer au contact des grands auteurs, des poètes. Le prof est le passeur. C'est Shakespeare, Molière, Claudel, qui nous enseignent l'art de l'acteur. Comme dit Judith Magre dans la pièce de Minyana Une actrice : Chaque rôle est une aventure, je dis les mots et des chemins lumineux s'ouvrent devant moi.

Je cherche à ce que les élèves fassent corps avec leur partition, je pense à ces violonistes qu'on voit habités des pieds à la tête par la musique. Quand la partition nous habite vraiment, quand les mots sont à nous, alors il se passe quelque chose de vraiment spécial, une déflagration, un dérèglement de tous ses sens peut-être, et alors quelque chose jaillit inattendu, insoupçonné. Souvent je me dis que jouer c'est comme on dit du bois qu'il joue, c'est un frottement, un crissement, dans une zone de tensions contraires et contradictoires, un paradoxe, comme dans la vie. Par exemple, il peut y avoir un chagrin infini à se dire qu'on s'aime, et il y a beaucoup d'humour dans les tragédies de Racine, le rire et la mort se mêlent toujours. C'est ce comme dans la vie paradoxal, que je guette chez les élèves, qui n'a rien à avoir avec le naturel, ou le quotidien, mais avec la musique, le rythme, un précipité d'humanité. L'abbé d'Aubignac disait au XVIème siècle que les acteurs doivent être de feu.

  • Tu étais sur la scène du Théâtre Dejazet jusqu’au 17 novembre dernier avec Jean Moulin, évangile. Comment as-tu abordé le travail de tes rôles entre réalité historique et fiction ? 

Dans la pièce Jean Moulin, je joue Henri Frenay. Il est un des premiers grands résistants, fondateur du mouvement Combat. Pourtant l'auteur Jean-Marie Besset le décrit assez négativement, il est un peu le méchant résistant, celui qui s'oppose à Jean Moulin et copine carrément avec René Hardy, le traître qui a balancé Moulin à Klaus Barbie. J'ai aimé aussi me situer à ce paradoxe. Par ailleurs je ne pensais pas qu'on me donnerait un rôle si strict de St-Cyrien colérique ! Mais le parti-pris de jouer plusieurs rôles (un jeune basque de la France Libre à Londres, un tortionnaire nazi) m'a ravi. C'est comme dans les pièces de Shakespeare où les comédiens jouaient plusieurs personnages, on peut retrouver nettement ces partitions multiples faites de plusieurs rôles pour un seul acteur, avec les temps nécessaires pour les changements de costumes ! C'est délectable ! C'est beau. C'est comme d'être un enfant qui se déguise et, sitôt qu'il porte le costume, devient (à ses yeux au moins) le personnage de sa panoplie. Un enfant qui joue dans un grenier, c'est mon modèle et mon idéal.

  • Quels sont tes projets à venir ?

Cette année j'ai trois créations très différentes. La première est une bizarrerie : l'histoire du spiritisme au théâtre, Les Tables tournantes mis en scène par Mirabelle Rousseau, avec qui j'ai travaillé à l'adaptation. On y reconstitue plusieurs scènes où des artistes, des écrivains, des scientifiques se sont mis à prendre très au sérieux les fantômes et ont communiqué avec les morts : Victor Hugo à Jersey, Pierre et Marie Curie, Camille Flammarion, Ferdinand de Saussure et Theodore de Flournoy qui ont analysé à Genève une medium qui voyageait, dans des transes somnambuliques, dans l'espace et le temps, et a même découvert la langue martienne. C'est passionnant au théâtre, le thème de la croyance.

Ensuite je retrouve Philippe Minyana pour la création de sa pièce 21 rue des Sources créée au Théâtre du Rond-Point à l'automne 2019. C'est aussi une histoire de fantômes qui hantent la maison d'enfance de l'auteur et en racontent les souvenirs, la vie passée.

Enfin avec Julia Vidit, je jouerai dans l'adaptation au théâtre d'une nouvelle splendide du Montenegro, La Bouche pleine de terre de Scepanovic : la traque et la mise à mort d'un homme par une foule entière. D'autres projets sont en cours, dont, si tout va bien, deux mises en scène : un texte en cours d'écriture et une tragédie antique.

  • Quel serait ton conseil à un élève ou un futur élève du Cours Florent ?

Mon conseil c'est d'aimer, d'abord. Aimer les textes. Aimer les mots. Se laisser faire par eux, lire un maximum de choses, de tout. Aimer aller au théâtre et au musée. Aimer se retrouver le matin ou à toute heure dans une salle du Cours Florent pour se raconter des histoires, et aimer se demander comment on raconte le monde, comment on répond au monde. Aimer ses partenaires, ses camarades, les admirer. Aimer ses profs aussi (mais pas obligatoirement) ! J'entendais Depardieu à la radio dire qu'on n'apprend pas à jouer, on n'apprend qu'à aimer les mots, leurs sonorités, leurs couleurs, leurs rythmes, et ça s'acquiert vraiment par la pratique, par le programme si intense de l'école. Oui je conseillerais d'aimer faire un petit tour en dehors de soi, de prendre plaisir à ça. Au Connais-toi toi-même de Socrate, Claudel répondait : Oublie-toi toi-même. Là encore un beau paradoxe, un jeu ! qui doit être joué avec gourmandise, sensualité et enthousiasme ! Ne pas se restreindre, oser sans retenue, dévorer et larguer les amarres. Comme dit le poète américain John Giorno : You Got To Burn To Shine !

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